Dans un premier temps, ce qui intéresse Corine Pagny c’est le corps et son mouvement. Le moyen pour traduire ce dernier, pour lui donner une forme, est le geste du dessin qui importe bien plus que sa trace. C’est pourquoi l’artiste utilise la vidéo pour donner à voir en direct ce geste du dessin en train de se faire, ce corps en mouvement qui est le pilier de sa recherche plastique. Une poïétique du dessin est ainsi mise à nu, le processus de création est dévoilé, dans un mélange de concentration et de manifestation pulsionnelle, l’objet-dessin se trouve désacralisé, simple trace du moment performatif d’une intensité singulière, démarche hybride, métissage des deux médium.
Sous nos yeux, un point est posé, il s’étend, coule parfois, la ligne se localise, se creuse, se divise, se colore, arrive à la limite de précision et de présence, l’artiste comme le modèle sont en mouvement, traquant le geste qui traduira le mieux ce corps vivant. Donner vie au dessin, en montrer chaque moment, est un des enjeux du travail. Au sujet de Degas développant sa recherche du trait et du mouvement, Paul Valéry écrivait : « Il y a une immense différence entre voir une chose sans le crayon à la main, et la voir en la dessinant. Ou plutôt ce sont deux choses différentes que l’on voit. » (Degas Danse Dessin, éditions Vollard 1937, p. 37). Corine Pagny nous montre ce qu’elle voit dans ces corps qui bougent autour de nous. Elle réinterroge ainsi le rôle du modèle traditionnellement figé et ici mobile, parfois dansant. Le modèle lui est nécessaire pour démêler ce vivant, pour creuser dans le mouvement de leurs deux corps, mais aussi pour initier une rencontre, créer du lien. Ce support visuel déclenche le geste du plasticien et constitue un duo, un « pas de deux » s’engage. Lumière, musique et mise en scène, instaurent un cérémonial singulier, indispensable à la théâtralisation du dessin, à la performance qui est filmée en direct et projetée instantanément sur un mur de l’exposition. Modèle et artiste jouent devant nos yeux un ballet réunissant des modes d’expressions traditionnellement distincts (dessin-performance et arts du vivant), exemplifiant une relation à l’unisson où la conversation est celle du corps vivant, du corps créant. Dessin et performance sont inséparables dans cette recherche constante de nouvelles pistes. La performance est ici un médium qui mène à une écriture poïétique qui se veut instinctive et poétique, engagée parfois. Ce dessin revisité, déconstruisant la représentation, crée la surprise ou l’émotion, l’intérêt surtout. Corine Pagny donne à voir le spectacle du dessin porté par la rencontre avec le vivant, se libérant des conventions, offrant aux regards une sorte d’aventure de la création.La ligne est ici trajectoire et temps. Celle sur laquelle Corine Pagny avance comme un funambule à chaque performance, un dessin nomade qui advient en tournant le dos au but, ne faisant qu’en défaisant. On pense à la « qualité de temps » de Léonard de Vinci, car « la main qui suit et fixe une ligne saisit le temps et, donc, la dimension d’une idée projetée dans et avec le temps.1 » La performance pourrait bien dessiner le temps.Corine Pagny expérimente le processus créatif, et le montre avec l’enregistrement vidéo projeté en grand format pendant la performance. De nombreuses performances dessinées en public sont devenues des vidéos et les dessins se sont accumulés.Certaines vidéos utilisent le ralenti comme pour laisser au spectateur le temps de scruter, de décomposer, d’accompagner le travail de l’artiste.Le dessin est avant tout geste, il se dépouillera des artifices de la ressemblance et des conventions liées au medium pour ne chercher que l’essence du trait en mouvement jusqu’à l’abstraction parfois. Le jeu avec les outils sera lui aussi remis en question à chaque rencontre avec un nouveau modèle directement associé à la création. Isabelle Poussier
*Science spécifique des conduites créatrices (analyse du « faire » créatif) que Paul Valéry, dans son cours au Collège de France de 1937, a appelé la poïétique. La poïétique a pour objet l'étude des actes inscrits dans une situation donnée débouchant sur une création nouvelle. Selon SOURIAU :
«Cela comprend, d’une part l’étude de l’invention et de la composition, le rôle du hasard, celui de la réflexion, de l’imitation ; celui de la culture et du milieu ; d’autre part l’examen et l’analyse des techniques, procédés, matériaux, moyens et supports d’action. »(Dictionnaire*d’esthétique,1999.p.1152)